Le pouvoir de la cré-débilité
J'ai passé la blouse d'interne depuis déja un mois, et j'ai le sentiment d'avoir emmagasiné pas mal de connaissances. J'apprends au jour le jour, à mon rythme, au rythme des patients, selon leur pathologie, selon mes chefs, selon ma motivation du moment.
Pourtant, mon faible bagage ne suffit pas à sauver des vies. J'ai un énorme chemin à parcourir, après tout l'internat dure 3 ans, ce n'est pas pour rien.
On apprend, doucement mais sûrement. On arrive à reconnaître et à gérer des situations qu'on n'avait vues que dans les bouquins jusqu'alors. On réalise que tout ce qu'on nous a enseigné est typique, clair, carré ; alors que dans la vraie vie, c'est toujours foireux.
Un infarctus ? Chaque étudiant en médecine peut citer la fameuse phrase-clé : "douleur thoracique rétrosternale constrictive, continue, intense..." En pratique, ça peut se révéler comme une vague douleur abdominale foireuse, à type de brûlure, ou alors elle est intermittente et on se dit que, non, ça ne peut pas être grave ce que le petit monsieur nous décrit...
J'ai examiné une jeune patiente pour céphalées. Enceinte de 7 semaines, elle avait déjà consulté aux urgences la semaine précédente pour le même motif, avec des difficultés respiratoires. Comme elle a un antécédent d'embolie pulmonaire, l'urgentiste ne s'est pas posé beaucoup de questions, et l'a hospitalisée, en se disant qu'il ne fallait pas passer à côté d'une seconde embolie.
La patiente est sortie 2 jours plus tard, l'embolie pulmonaire ayant été éliminée.
2 jours après sa sortie, elle revient car elle a toujours d'intolérants maux de tête. Elle essaie de se soulager tant bien que mal avec du paracétamol, et elle n'ose pas prendre d'autres médicaments vu qu'elle est enceinte.
Je mène l'enquête à l'image d'un interrogatoire policier : "où se trouve la douleur exactement ?" "êtes-vous gênée par la lumière, le bruit ?" "la douleur a commencé progressivement ou brutalement ?" "la douleur est permanente ou survient par accès ?" "avez-vous d'autres symptômes, comme des nausées...?"
...
Je l'examine attentivement, parce que, souvenez-vous, je ne suis guère à l'aise sur des céphalées.
Je me souviens des étiologies auxquelles il fallait penser pour l'ECN, en me disant que, finalement, tout ce que j'avais ingurgité pour ce concours allait peut-être me servir en pratique.
Alors je me les récite dans la tête : hémorragie méningée, HTA, Horton, HTIC, méningite, sinusite, thrombophlébite cérébrale, glaucome aigu, dissection d'une artère cervicale...
Pas de fièvre, pas de signe d'irritation méningée. Mon examen neurologique est strictement normal, elle n'a aucun trouble visuel.
Elle se plaint de nausées et surtout de photo et phonophobie (gênée par la lumière et le bruit).
Je ressors le compte-rendu de sa précédente hospitalisation pour savoir ce qu'elle a reçu comme traitement pour ces maux de tête. Le compte-rendu n'est pas bavard et me livre seulement que les céphalées avaient diminué sous paracétamol.
Bon, ok. Je ne suis pas à l'aise parce qu'elle est jeune, enceinte et qu'elle se plaint de céphalées.
Tout mon examen est normal, et la douleur qu'elle me définit correspond à une crise migraineuse. Mon chef semble d'accord avec mon diagnostic et ma jeune patiente rentre chez elle sous traitement antalgique avec la consigne de revenir si la douleur ne cède pas ou si elle a de la fièvre ou d'autres symptômes.
Hier soir, au moment de quitter le service et de rentrer chez moi, j'apprends que cette jeune femme est revenue aux urgences. Une deuxième fois, où le médecin retrouvait un examen normal et ne l'a pas gardée. Une troisième fois, où l'interne qui l'a vue a trouvé des petites anomalies à l'examen clinique et n'a pas beaucoup hésité à réaliser un scanner.
Hémorragie méningée.
...
C'est comme si j'avais reçu un grand coup sur la tête. J'ai mis du temps à revenir dans la réalité et à regarder mon chef.
Je sais bien que je ne peux rien faire, et que lorsque je l'ai vue, je n'avais aucune raison de m'inquiéter et de lui faire passer un scanner. Elle fait partie de ce genre de patient qui ne corresponde absolument pas au beau cas clinique typique qu'on nous sort dans tous les bouquins.
Il faut oublier ces situations parfaites, où le patient arrive avec son diagnostic écrit sur le front.
"Bonjour, je viens vous voir parce que depuis ce matin, j'ai très mal en fosse iliaque droite, j'ai un peu de fièvre et je commence à avoir une défense abdominale. Vous ne pensez pas que je suis en train de faire une crise d'appendicite quand même ?"
Cela n'arrive jamais. C'est toujours flou, il y a toujours un détail qui cloche, rien ne va ensemble. Les patients ne peuvent rentrer dans des cases définies.
On doit sans cesse creuser, examiner, palper, sentir et se poser constamment des questions. Comme on m'a déjà dit plusieurs fois, le doute est mon plus fidèle allié.
Bon, déjà que je doute, disons, tout le temps, je ne vais pas le perdre tout de suite mon fidèle compagnon...
Ma crédibilité qui ne dépasse pas le niveau des chaussettes ne grandira pas maintenant.
Et la confiance qui ne me rend pas souvent visite, risque de faire un bon bout de chemin sans moi !