Gaffe
Mme V. est une patiente de 75 ans hospitalisée depuis mi-août pour des douleurs costales qui durent depuis quasiment 1 an.
Forcément, avec ce motif d'hospitalisation, chaque soignant qui se respecte a son alarme intérieure qui se met à sonner. On pense immédiatement à quelque chose de méchant, et on n'en démordra pas tant que tous les examens n'auront pas été faits.
C'est impensable d'avoir des douleurs osseuses depuis 1 an, dont la cause serait bénigne... Jamais vu ça. Notre travail nous confronte souvent (toujours ?) à des situations critiques et pas drôles.
J'aimerais pouvoir annoncer à une famille que non, il ne s'agit pas d'un cancer, mais d'une carence en une nouvelle vitamine qu'on vient de découvrir ! Et le traitement serait magique : une injection, et tout le monde est guéri.
Ce n'est évidemment pas le cas de Mme V.
Je persiste et signe dans ma nouvelle spécialité d'apprentie-oncologue. Et je trouve cela toujours aussi difficile, si ce n'est plus.
Il faut sans cesse puiser dans ses ressources, et essayer de se montrer "empathique", pas sympathique. J'ai une relation trop proche et trop personnelle avec mes patients, ça je le sais bien, mais c'est difficile de garder une distance et de s'éloigner.
Pour l'instant, je n'y parviens pas toujours.
Et j'ai l'impression d'apprendre avec eux les mauvaises nouvelles de plein fouet, et je n'en ressors jamais indemne.
Je suis revenue de vacances et j'ai récupéré Mme V. comme patiente. Le bilan était en cours. La scintigraphie osseuse nous confirme ce qu'on suspectait : multiples localisations osseuses secondaires. La recherche de la tumeur primitive s'est révélée jusqu'à maintenant infructueuse.
Il s'agit probablement d'un sein, mais nous n'en sommes pas encore sûrs. La patiente sera transférée en oncologie pour poursuivre les examens et discuter un traitement.
Ma chef me dit qu'elle n'a rien dit à la patiente pour l'instant, mais que sa fille est au courant. Pas d'autre information.
Une fois encore, je peste contre l'organisation de mon service, en me rappelant les autres patients atteints de cancer, et à qui personne n'avait annoncé le diagnostic. Personne, sauf moi. Avec des mots bredouillants, maladroits et le coeur qui bat la chamade dans ma poitrine.
Je revis cette situation encore une fois.
La patiente sera transférée dans la semaine, peut-être même demain, et je ne conçois pas qu'elle quitte le service sans savoir. Quelqu'un fera peut-être la gaffe de prononcer le mot tant redouté devant elle sans prendre de précaution, pensant que la patiente est au courant... Et je sais que cette nouvelle la dévasterait.
Alors, une fois de plus, je me dis que ça va encore être moi la porteuse de la mauvaise parole.
Je profite que sa voisine soit en examen pour prendre mon courage à deux mains et tenter de lui parler. Elle est à mille lieux de se douter de ce que je m'apprête à lui dire.
J'essaie de prendre des précautions, de lui dire que rien n'est sûr mais qu'on essaie de comprendre l'origine de ses douleurs... je tourne autour du pot.
Puis je me lance.
A l'entente du mot fatidique, elle pousse un cri et se met à pleurer.
Je me sens super mal, j'ai même les larmes aux yeux. J'essaie de lui expliquer qu'on n'est pas sûrs, alors que c'est un gros mensonge... Je me sens toute penaude.
Je préviens le reste de l'équipe d'être particulièrement à son écoute ce jour, parce que j'ai un peu énoncé le diagnostic qui fait peur.
L'après-midi de cette fameuse journée, une aide-soignante m'attrape pour me dire que la fille de Mme V. est là et veut me voir.
Je ne sais pas pourquoi, mais de suite je suis mal à l'aise.
Sa fille me dit d'entrée qu'elle voulait annoncer elle-même le diagnostic à sa mère et qu'elle l'avait précisé à ma chef.
Hum.
Silence.
Je perds toute contenance, toute crédibilité, tout professionnalisme (si tant est que j'en eû eu).
Je m'excuse, chose que je n'aurai peut-être pas dû faire.
Ensuite, je lui explique que sa mère est attendue en oncologie, et qu'il était hors de question qu'elle l'apprenne de façon maladroite.
Et puis en discutant avec elle, je me suis rendue compte qu'elle n'avait pas tout compris sur la pathologie de sa mère... connaissant ma chef, elle a dû lui envoyer quelques infos en pleine face sans essayer de lui expliquer.
Donc je reprends tout depuis le début, j'explique où on en est et ce qu'on attend.
A la fin de notre entrevue, elle m'a remerciée et est partie en souriant rejoindre sa mère.
Je ne pense pas qu'elle m'en veuille, mais je me suis sentie super mal le reste de l'après-midi. J'avais la sensation dérangeante d'avoir fait une grosse gaffe et je m'en voulais un peu.
En même temps, je trouve ça un peu limite de laisser la fille annoncer une telle nouvelle à sa mère. Qu'elle la prépare psychologiquement, oui, mais il faut quand même un médecin dans le coin pour préciser quelques trucs et répondre aux questions...
Je me suis peut-être un peu précipitée pour lui dire. J'ai profité de l'absence de sa voisine, mais j'aurai pu attendre le lendemain.
Je ne sais pas si c'est mieux comme ça. La patiente part aujourd'hui en oncologie. Je suis passée la voir hier, elle semblait éteinte. Elle est morte de trouille.
Je lui ai dit que j'essaierai de passer la voir dans son nouveau service. Oui, je sais, c'est pas bien, c'est pas professionnel ni "empathique"...
Mais je suis comme ça, je n'ai pas pu m'empêcher de lui dire ça. Parce que je sais que ça lui fera plaisir de me voir, et je ne peux pas lui refuser un petit peu de chaleur dans le coeur.